CHAPITRE XX
Jim Hunt était découragé. Les appareils qu’il avait construits ne voulaient pas marcher. Dans la chambre-forte, le modulateur refusait de prendre des idées pour les renforcer et les imprimer au champ d’émission. Si Jim avait été moins fatigué, moins dominé par un vertigineux sentiment d’urgence, il aurait vu la raison de son échec, raison qui était très simple. Mais, en l’occurrence, il se livrait et se relivrait à des essais avec son équipement, essayait tous les arrangements possibles, et toujours en vain. Il finit par s’arrêter à l’amère conclusion qu’il y avait sans doute un défaut de fabrication dans un des éléments électriques qu’ils avaient achetés pour construire les appareils.
L’idée qu’il ne pouvait rien faire le rendait malade physiquement. Il se sentait honteux parce qu’il avait mis près d’une semaine à fabriquer un objet qui ne valait rien, alors qu’avant d’avoir été arrêté par la Sécurité il avait réalisé un appareil exactement semblable et qui fonctionnait admirablement.
— Ce n’est pas drôle ! soupira Brandon… Alors, maintenant, vous allez vous adresser à la Sécurité ?
Jim acquiesça de la tête.
— Je leur ai déjà envoyé un rapport complet, dit-il, morne. Mais le bureau régional se trouvait sous le contrôle des Choses et, naturellement, rien n’en a résulté. Il se peut que cela se reproduise. Tous les dirigeants de la Sécurité sont peut-être asservis aux monstres… Je n’en suis pas sûr, toutefois, et je suis forcé de m’en remettre au hasard.
— En ma qualité d’homme d’affaires, fit remarquer Brandon, je me permets de vous dire que vous vous y prenez mal. Vous projetez de vous rendre dans un poste de la Sécurité, de dire et de prouver que vous êtes un condamné évadé, que vous avez une Chose dans une cage de fer, et d’essayer d’expliquer ce qu’elle peut faire, c’est bien cela ?
— Oui, dit Jim d’une voix sombre. Et peut-être comprendront-ils qu’il faut examiner notre spécimen de Chose dans une pièce blindée. En outre, il est possible que quelques-uns d’entre eux au moins acceptent de porter un casque de fer. Mais il se peut aussi qu’ils enlèvent simplement le monstre de la cage pour l’étudier et que l’affreuse créature se mette instantanément en contact avec les autres Choses. Celles-ci uniront leur esprit à celui du captif et… elles domineront tout !
Brandon dit en réfléchissant :
— Ce qu’il vous faut, c’est une campagne publicitaire préalable… Vous avez une idée à leur vendre. Il faut en arriver à ce que ce soient eux qui cherchent à obtenir de vous des informations. Voyons ce que nous pouvons faire dans ce sens.
Jim était plein d’un scepticisme morose. Il se répétait que l’émetteur qu’il avait fabriqué aurait dû fonctionner et que le modulateur aurait dû marcher sans difficulté. Cet échec lui avait enlevé toute confiance en lui-même.
— Je vais me constituer prisonnier, articula-t-il, maussade. Je jouerai sur la chance problématique d’arriver à les convaincre qu’ils avaient raison, que le domaine de la transmission de pensée est dangereux. Oh, je ne fais aucun sacrifice. Ils m’enfermeront pour toute ma vie, mais, si je reste en liberté, ma vie se passera à me cacher avec un casque de fer sur la tête. Je préfère saisir l’occasion de servir l’humanité. Si vous pouvez me suggérer une idée pour augmenter cette chance, je la suivrai.
Brandon dressa un plan de campagne bien étudié. La partie la plus horrible consistait à sortir la Chose de sa cage. Mais Jim, après avoir longuement hésité, accepta le risque. Dans la chambre-forte, le monstrueux vampire serait tout autant coupé du contact avec ses congénères que dans la cage. En outre, Brandon et lui n’avaient rien à craindre de son pouvoir.
Au préalable, cependant, Brandon se rendit à la ville la plus proche. Il en revint avec une caméra, des films, et tout ce qu’il fallait pour écrire. Il rapporta aussi un journal. Il y avait du nouveau. Les titres étaient impressionnants : « LA PESTE DANS UNE VILLE DU SUD ».
Des reporters-photographes avaient, paraît-il, pris des photos d’un événement qui avait eu lieu dans la cité d’où s’étaient évadés Jim et Brandon. Ce film ayant été projeté comme actualités dans les salles de la capitale, des médecins remarquèrent d’étranges bizarreries dans l’aspect d’un nombre considérable de gens parmi ceux qui apparaissaient sur l’écran. Les films étaient, bien entendu, en couleur, et ils reproduisaient avec fidélité la coloration de la peau. Les docteurs s’accordèrent à détecter une étonnante majorité d’extrême anémie, ou manque de sang, chez les gens qui composaient la foule de la ville en question. Dans l’une des projections, on voyait une femme s’évanouir et les passants ne lui prêtaient aucune attention, à croire que cet événement était d’une telle fréquence qu’il ne soulevait pas le moindre intérêt. Les autorités sanitaires étudièrent le film et téléphonèrent à la section sanitaire du sud. Le fonctionnaire qui répondit à l’appel était lui-même, semblait-il, dans un état grave, bien qu’il, le niât avec véhémence. L’examen des dossiers de la santé publique fit alors ressortir l’augmentation soudaine et forte du nombre des morts dans la région incriminée. Mais les chiffres étaient contestés par ceux mêmes qui les avaient établis. Ils soutenaient, maintenant, que ces chiffres étaient faux ; mais leurs dénégations avaient une allure suspecte.
L’article du journal disait que, d’après les allusions des fonctionnaires de la santé publique, ceux-ci croyaient à l’existence d’une maladie – une sorte de peste – qu’on n’avait pas nettement identifiée et qui se serait développée dans le sud où les autorités, pour des motifs mystérieux, tentaient d’en cacher l’existence.
On avait interrogé quelques personnes qui s’étaient récemment rendues dans la capitale du sud. Quelques-unes avaient fait les mêmes observations ; mais d’autres, qui étaient-elles-mêmes extrêmement débilitées, niaient avec indignation qu’il y eût quoi que ce soit d’anormal. C’étaient ceux qui avaient un pourcentage de globules excessivement bas qui insistaient avec le plus de conviction pour prétendre que, dans le sud, la vie était tout à fait normale. En dépit de leurs furieuses protestations, ils avaient été conduits dans des hôpitaux où des analyses bactériologiques étaient en cours.
— Voilà qui paraît bon ! commenta Brandon, triomphant. Les Choses sont en passe d’être démasquées, hein ?
— À mon avis, ça va mal ! grommela Jim, sinistre. Très mal ! L’État enverra des hommes dans le sud pour examiner les lieux. On leur montrera tout, y compris un Petit Ami. Et ils reviendront contaminés, hypnotisés, jurant que tout va bien… Mais le mauvais côté de l’histoire, c’est que les Choses vont s’inquiéter et passer à la contre-offensive.
— Et après ? fit Brandon.
Mais Jim serrait les mâchoires. Il savait que les Choses, si elles y pensaient pouvaient prendre une décision qui rendrait inutile toutes résistance humaine.
Il s’approcha de la voiture, revolver en main. Il ouvrit le coffre. Il était prêt à tirer si, par hasard, la Chose avait pu sortir de la cage. Mais ce n’était pas le cas. Le coffre de la voiture puait horriblement à cause de l’odeur que le vampire exsudait. Jim en eut un haut-le-cœur. Il se baissa pour saisir la cage. Il eut alors un juron. La Chose, de ses mandibules coupantes, lui avait lacéré les doigts. Quand elle sentit l’odeur du sang, elle se mit à baver horriblement. Jim tremblait de rage. Il enveloppa la cage dans sa veste et la porta dans la cave blindée.
Le coucher du soleil était proche ; la nature était verte, le ciel grandiose, tout paraissait propre, sain. Par contraste, la Chose qui rageait dans sa cage, avec son odeur et tout ce qu’impliquait l’existence des immondes monstres-parasites, tout cela paraissait doublement horrible.
La Chose sortit en poussant des grognements muets. On ne pouvait la regarder sans répugnance, bien qu’elle ne fût plus luisante de graisse. Elle n’avait pas eu de sang humain pour se nourrir ; sa peau nue et rosâtre, devenue flasque, pendait en plis écœurants. La Chose avait deux yeux minuscules, malveillants. Elle était munie d’un bouquet de petits membres qui lui tenaient lieu de jambes. Ses petits crocs étaient coupants et dangereux. Et elle scrutait les deux hommes avec des yeux furibonds.
Elle était à peine grosse comme un ballon de football, mais elle ne craignait pas le moins du monde ses deux geôliers qu’elle examinait avec une impatience et une arrogance extraordinaires. Elle les haïssait, c’était sûr, mais d’une haine qui trahissait non pas la peur mais un incroyable sentiment de défi. En fait, le monstre était parfaitement conscient de sa puissance et de son pouvoir.
Brandon, impressionné, recula et cogna l’appareil qui faillit culbuter. Il le rattrapa juste à temps, le remit en équilibre. Puis, d’une voix ricanante, il s’écria :
— Cette sale bête s’imagine encore qu’elle peut nous dominer !
Les yeux de Jim flamboyaient. Il éprouvait envers ces hideuses créatures une répugnance mêlée de colère. Et la fureur qui bouillonnait en lui constituait déjà une protection contre la Chose, mais, délibérément, il détacha son casque de fil de fer.
La Chose le regarda. Aucune pensée ne vint cependant frapper l’esprit de Jim, ni essayer, insidieuse, de se glisser dans sa conscience. La Chose ne transmettait pas. Ni vers lui… ni, étant donné les murs blindés de la cave, vers personne.
— Vous ne voulez pas parler, hein ? fit Jim, sardonique.
La Chose se mit alors à trembler et son air de bravade tomba soudain. Elle parut prise de panique, se précipita désespérément de côté et d’autre sur ses jambes trop faibles pour lui permettre aucune vitesse ni aucune agilité. Elle s’approcha des portes métalliques. Jim méprisant, lui lança un coup de pied. Les petits crocs du vampire happèrent la chaussure de l’homme et en percèrent le cuir. Jim secoua sa jambe et la bête, lâchant prise, s’enfuit devant lui, se précipita dans sa cage et se ratatina tout au fond.
— Je crois, dit Jim, que nous pourrons en venir à bout. Préparez-vous, Brandon. Quand tout sera en place, je taperai sur la cage pour l’obliger à en sortir…
Brandon, qui n’avait pas encore vu réellement les Choses, se sentait vaguement malade d’horreur et de dégoût. Jim et lui étaient les seuls êtres vivants qui eussent vu une Chose sans en devenir les esclaves !…
Tandis que Brandon installait la caméra et la lampe flash, ses mains tremblaient imperceptiblement. Jim l’aida et c’est ensemble qu’ils exécutèrent la manœuvre prévue.
Ils prirent des photos, de nombreuses photos. La Chose, visiblement anéantie et hébétée, avait cependant des éclairs de fureur hystérique mais, dans l’ensemble, elle fut d’un calme étonnant.
Ils la photographièrent sous tous les angles, à distance et de près, pour montrer les détails de son corps et de ce qui lui tenait lieu de tête. Vue de près, la bête était positivement repoussante ; elle avait un simple orifice respiratoire à la place du nez et, en guise de bouche, sous les crocs minuscules et acérés, une sorte de suçoir qui lui permettait de se nourrir en aspirant le sang de ses victimes.
Jim fit entrer le monstre dans la cage à coups de pied féroces.
— Tout à fait domestiquée quand elle est réduite à l’impuissance, dit-il, méprisant.
Brandon enlevait les clichés de la caméra. Il s’était servi de films réversibles à auto-développement. Il eut un geste de satisfaction.
— Je crois que ces photos feront l’affaire, déclara-t-il. Personne, en les regardant, ne pourra penser qu’elles sont falsifiées, ou que la Chose qui est représentée est un animal terrestre. D’où croyez-vous qu’elles viennent, Jim ?
— De l’enfer ! répondit Jim aigre. Et je compte les y renvoyer.
Il rattacha les fermetures de la cage, serra les ferrures avec des pinces, puis, s’étant assuré que la Chose était aussi solidement enfermée qu’auparavant, il la replaça dans le coffre de la voiture.
— Je vais écrire ces lettres, et nous verrons ce qu’elles donneront, dit Jim, sombre, lorsqu’il revint dans la cave blindée.
Il se mit au travail, malgré le peu de lumière dont il disposait. Il y avait un bon nombre de lettres à écrire, et Brandon lui en dicta deux ou trois en plus. Quand ce fut fini, Jim articula :
— Ça ne donnera sans doute aucun résultat, mais tant pis, il faut tout essayer. En revanche, ce qui va se produire, c’est que les Choses vont s’alarmer en se voyant découvertes, et ça, c’est mauvais !… Grands dieux ! Le transmetteur est en marche ! Vous avez sans doute poussé le bouton de contact par inadvertance, Brandon ?… Je ferais tout aussi bien de démonter cet appareil inutile, soit dit en passant.
Mais il n’en fit rien, bien qu’il fût fortement tenté, par dépit, de démolir ce poste auquel il avait consacré tant de soins et tant d’heures inutilement !
Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il dormit profondément cette nuit-là. Mais peut-être était-ce le découragement ?
Le fait de savoir que les Choses, si elles le voulaient, pourraient achever la conquête de toute l’humanité. Car il aurait suffi qu’elles mettent en œuvre un moyen aussi simple que terrifiant auquel lui, Jim, avait songé.